La Tempête Giorgione

La Tempête de Giorgione, une histoire d'amour ? Un mystère vieux de plus de 500 ans est exploré, une interprétation originale et inédite proposée...

samedi 7 mars 2009


    La Tempête, 1505, Giorgione, (Venise, Galleria dell'Accademia).


La plus célèbre des oeuvres de Giorgione "La Tempête", est décrite par Marcantonio Michiel, un amateur vénitien en 1530, comme un simple "paysage d'orage avec un soldat et une bohémienne".

En fait, cette simplicité n'est qu'apparente, et c'est le terme "mystère", abordé par tous ses biais, qui revient sans cesse, lorsque les critiques abordent la vie et l'œuvre d'un des plus célèbres peintres de la Renaissance vénitienne : Giorgio da Castelfranco, universellement connu sous le nom de Giorgione.

Le passionnant roman de Juan Manuel de Prada, au style somptueux et dont l'enquête policière se double des affres de l'amour, et de la recherche du message caché dans l'énigmatique tableau de Giorgione, mystère qui agite le monde de l'art depuis cinq siècles, m'a si intrigué que je n'ai pu résister à rajouter mon grain de sel aux nombreuses spéculations critiques suscitées par "la Tempête".

Extraits de La Tempête
Roman de Juan Manuel de Prada, Seuil.

"Ce qui m'avait conduit à Venise, c'était un tableau, que je connaissais par diverses reproductions photographiques et par le biais de tout ce qu'avaient pu en dire les spécialistes qui pendant des dizaines d'années, voire des siècles, avaient émis des hypothèses sur sa signification. J'avais moi-même dilapidé ma jeunesse à l'exégèse de ce tableau, je m'étais englouti des années durant dans le secret que gardaient ses personnages et, après bien des recherches et des enquêtes ardues, j'avais livré à la postérité une thèse, un véritable pavé dans lequel j'ajoutais une nouvelle interprétation à toutes celles qui existaient déjà. Le tableau qui m'avait coûté tous ces efforts s'intitulait La Tempête, oeuvre des dernières années de Giorgione (à moins que Giorgione n'ait jamais été, comme Homère, autre chose qu'un agglomérat de spectres), réalisée, estime-t-on, en 1505. Bien que la tradition iconographique se soit chargée de la reproduire à satiété, il n'est peut-être pas superflu de décrire la composition de La Tempête. Sur un fond de ville qui conserve l'allure fantasmatique des architectures de rêve, mais déjà en pleine campagne, est représentée dans la partie inférieure droite du tableau une femme nue (dont l'éclat de la chair est atténué par un arbuste) ; indifférente à ce qui l'entoure et non sans une certaine tristesse voluptueuse, elle allaite son enfant, tandis que, face à elle dans la partie inférieure gauche, un homme vêtu comme on l'était du temps du peintre et tenant un bâton de pèlerin contemple les alentours, tel un intrus qui, pourtant, semble bien avoir joui un jour de l'intimité et peut-être même des faveurs de cette femme. On ne saurait dire si elle est de la noblesse ou du peuple (la chair dénudée égalise tout), et pas davantage si l'homme épie la jeune mère ou se promène, mais il est évident, par tout ce que suggère le paysage, qu'ils sont l'un et l'autre marqués au fer rouge, de ce signe d'infamie qu'est l'ignorance volontaire de l'autre et que s'éternise entre eux un silence certes plus éloquent que les reproches ou les excuses. À leurs pieds vient bruire un petit ruisseau qui, au deuxième plan derrière eux, coule sous un pont en bois ; quelques ruines pointent dans la végétation comme autant de symboles d'un amour détruit, et des arbres s'agitent et moutonnent sous des rafales de vent qui annoncent de violentes perturbations atmosphériques ; on voit encore, dominant la scène, un ciel torve, oppressant, couvert de nuages immobiles entre lesquels apparaît, aussi vif qu'un coup de couteau, un éclair qui déchaîne la tempête, une tempête aussi redoutable que le souvenir des fautes commises ou le culte d'un sentiment réduit en cendres.

….C'est avec La Tempête que, pour la première fois dans l'histoire de la peinture, le paysage cesse d'être un élément purement décoratif pour s'ériger en signe ou en représentation du vague des passions qui se déchaînent en l'homme. Les spécialistes (et j'en suis) ont essayé de déchiffrer le sujet du tableau, peut-être trop cryptique ou alambiqué à leurs yeux, en recourant à la mythologie et à l'allégorie, ou bien à la sempiternelle source d'inspiration que sont les vies des saints et les récits bibliques : on a soutenu que le tableau représentait Moise sauvé des eaux ; le jeune Pâris nourri par une ourse sous forme humaine (et l'éclair et les ruines seraient alors un présage de l'anéantissement de Troie), et même que c'était là une vision du repos de saint Joseph et de la Vierge pendant la fuite en Egypte. Ces hypothèses plus ou moins vraisemblables n'ont permis d'écarter définitivement ni le soupçon que Giorgione aurait pu camoufler sous un hermétisme mensonger l'inexistence d'un thème concret, ni la possibilité qu'il eût simplement évoqué les tempêtes qui montent des régions reculées du coeur. J'avais succombé comme tant d'autres à la fascination qu'exerce ce tableau, je l'avais lié au mortier fébrile de mes obsessions, et je m'étais attelé à tisser une trame d'interprétations insatisfaisantes, au prix d'une insomnie persistante et au détriment de mes paupières.

.. il y a aussi dans ce tableau un événement qui ne se produit pas, une menace qui demeure en suspens, un éclair qui ne provoque pas d'averse. Les personnages de La Tempête ne semblent pas s'en soucier, rien n'entame leur indifférence, rien ne leur fait perdre contenance. Dans La Tempête, comme à Venise, les éléments n'arrivent pas à se déchaîner, la vie ne tient qu'à un fil, elle défie les lois de la physique, et l'imminence de cet événement indéfinissable suscite la crainte et l'inquiétude. » …

…. Il y avait cinq ans que j'essayais de percer le secret de La Tempête en étudiant les interprétations et les controverses, et l'idée ne m'était jamais venue que le tableau pouvait exprimer l'esprit de Venise, de la Venise qui échappe à la vulgarisation touristique et obéit à un ordre différent de l'ordre naturel.

….Gilberto Gabetti était l'un des spécialistes de l'art vénitien les plus vénérés. L'immense talent de Gabetti n'avait jamais donné aucun ouvrage savant (il dénigrait l'effort des exégètes, ce verbiage bibliographique qui ensevelit l'art au point d'en faire une discipline morte), et toute sa science lui venait de l'imprégnation, du contact direct avec les oeuvres des maîtres.
….. J'ai fait savoir que je n'étais pas d'accord avec ceux qui s'obstinent à présenter de nouvelles interprétations de La Tempête, dit-il avec une dureté qui me renversa et me fit douter de son premier jugement, d'autant plus que l'échafaudage de ma thèse de doctorat reposait justement sur une tentative d'interprétation du tableau. Giorgione a été le premier artiste moderne, qui a peint sous l'empire des passions auxquelles le portait son âme, sans être entravé par un projet préconçu. Rappelez-vous ce que dit de lui Vasari, qui était presque son contemporain : "Giorgione travaillait sans autre inspiration que celle de sa fantaisie." Je ne vois pas pourquoi il faudrait aller chercher à tout prix des symboles et des allégories dans ses tableaux. »

…. Bien entendu, j'ai lu votre thèse de doctorat, et avec grand intérêt, dit Gabetti, alors que je n'aurais pas osé abordé un sujet aussi hors de propos. Il y a une question de fond à laquelle vous me permettrez de m'opposer: vous prétendez expliquer le mystère de La Tempête en vous servant de votre intelligence, comme s'il était établi que Giorgione n'est parvenu à l'exprimer en peinture qu'après mûre réflexion. Vous vous faites le défenseur de la thèse selon laquelle Giorgione n'aurait voulu peindre que pour quelques rares initiés : si tel avait été son but, il se serait consacré à la cryptographie, pas à la peinture. Sans doute connaissons-nous à peine sa vie, mais Vasari, qui était presque son contemporain, nous dit qu'il "prit beaucoup de plaisir à peindre", qu'il aimait jouer du luth dans les fêtes galantes, et, notez-le bien, qu'il "se délecta sans cesse dans les plaisirs de l'arnour". L'amour le porta à de telles extrémités qu'il eut encore des rapports charnels avec la dame qui avait cédé à ses avances alors qu'elle était atteinte de la peste, en sachant bien qu'il serait contaminé par voie vénérienne. Croyez-vous qu'un homme qui va jusqu'au suicide dans son désir de recueillir le dernier souffle de sa maîtresse et de l'accompagner dans sa descente au royaume d'Hadès - car l'amour de Giorgione était un amour coupable, plus que probablement adultère - aurait pris le pinceau pour satisfaire à l'intelligence constipée ? Non, mon ami, non, Giorgione n'obéit qu'à l'empire violent des passions ou aux tourments de sa détresse, à l'arrière-goût amer que nous laisse la chair ou à l'exultation dans laquelle nous plonge la femme aimée qui se rend. Ne cherchez ni symboles, ni mysticisme, ni mythologies absconses dans son oeuvre: même quand il travaille sur commande, il laisse fluer le sentiment, et c'est ce qui le rend si proche de notre sensibilité moderne. Ce que vous et tant d'autres, qui avez pourtant étudié le tableau, appelez une énigme n'est que l'expression d'un sentiment. Tourmenté, extravagant, confus, ou, si vous préférez, inexplicable ; mais y a-t-il des sentiments qui admettent une explication ? Détrompez-vous, La Tempête représente un état d'âme, une passion qui entre en communion avec le paysage. Giorgione a été le premier romantique, si ce n'est le seul, parce que ceux qui sont venus après lui n'étaient qu'une bande de crétins. »

…..Et puis, vous avez très astucieusement escamoté l'aspect technique de la peinture de Giorgione, me reprochait Gabetti sans nulle acrimonie, comme l'on reproche à quelqu'un un péché véniel. Cette technique particulière que les radiographies des tableaux ont confirmée: il a été le premier peintre à appliquer directement la couleur sur la toile sans dessin préparatoire, ce qui l'a conduit à de fréquents repentirs. S'il avait vraiment planché sur le sujet de La Tempête, si, ainsi que vous l'affirmez, il avait voulu représenter au moyen d'allégories un motif dont le sens ne serait accessible qu'à quelques esprits avertis, ne croyez-vous pas qu'il aurait tout d'abord dessiné une esquisse au fusain ? L'artiste qui prévoit dans les moindres détails ses compositions, comme un voleur organise l'attaque à main armée d'une banque, doit arrêter à l'avance et au millimètre près, pour ainsi dire, chaque geste qu'il fera. Giorgione était un intuitif, disons un lascar impulsif qui se reprenait sur le vif. Inutile de vous rappeler, maître Renard, que dans La Tempête, à l'endroit où figure actuellement le pèlerin avec son bâton, Giorgione avait tout d'abord peint une femme nue, qui se baignait dans le ruisselet, et qu'il a effacée ensuite, dans la version définitive: voilà qui réduit à néant l'hypothèse du thème préconçu, non ? Qu'en pensez-vous ? »

….Savez-vous pourquoi j'ai toujours refusé d'écrire sur les questions d'art ? Je ne tolère pas les charlataneries des critiques, ce jargon prétentieux qui, pour parler de la peinture, l'enterre sous des tonnes de verbiage et rend inaccessible la capacité d'en jouir. D'Annunzio disait que la critique doit être "l'art de jouir de l'art", mais la pédanterie de ceux qui la cultivent a fait d'elle l'art de la prolixité. Au diable, toute cette engeance !

…. La Tempête, soixante-huit centimètres sur cinquante-neuf dans lesquels tient, sous un éclair, le monde entier : la femme nue qui nourrit son enfant d'une vague tristesse voluptueuse, le pèlerin témoin de la scène, la ville hérissée de tours, les arbres, le pont, le ruisseau et les ruines sur lesquels se détachent les protagonistes. La couleur dominante de La Tempête est le vert, vert mêlé de bleu de cobalt dans le ciel gros de nuages, vert animé d'ombres mouvantes dans le feuillage des arbres, vert irisé d'or dans les eaux du ruisseau et nuancé d'ocres dans l'herbe, écrin dans lequel se révèle la nudité de la femme, à peine voilée par un arbuste et une draperie glissée sur son dos comme une étole. Le vert prédomine dans La Tempête.

… Comme vous le voyez, à l'Accademia, nous sommes très respectueux de l'ordre chronologique, me dit Gabetti, maintenant didactique. Si les historiens de l'art n'étaient pas aussi bouchés et avaient une once de bon sens, ils ne s'adonneraient pas comme ils le font trop souvent à l'étude d'un seul peintre ou d'une seule oeuvre ; ils se débarrasseraient de leurs oeillères et admettraient enfin qu'en peinture rien ne s'obtient sur le coup. …

… Le paysage, par exemple, poursuivit Gabetti sur sa lancée, sans même me laisser la possibilité de me défendre, fidèle à sa tactique agressive d'étalage oratoire. Les exégètes de La Tempête lèvent les yeux au ciel et s'exclament: "Oui ! C'est là ! C'est là que fut un jour conçu le paysage ! Là qu'un rôle fut accordé à la nature !" Âneries ! Le paysage n'est pas le fruit d'une inspiration soudaine, mais l'aboutissement d'une très longue démarche. Les peintres flamands et tudesques ont cultivé leur passion des fonds exotiques, puis cette mode s'est répandue en Italie. Les puissants qui commandaient des peintures à Giotto ou à Mantegna exigeaient d'y trouver cette nouveauté, et c'est ainsi que le fond, qui n'avait eu jusqu'alors qu'une importance secondaire, s'est peu à peu érigé en thème majeur.

Regardez cette Pietà de Giambellino, (Giovanni Bellini) par exemple: c'est un tableau qui précède La Tempête d'une dizaine d'années, à peu près ; le paysage y joue un rôle essentiel qui, à l'époque, fit presque scandale.
…Derrière un Christ exsangue et émacié, derrière une Vierge âgée qui le regardait avec une tristesse venue du fond des âges en le tenant sur son giron et en lui soulevant la nuque de quelques centimètres à peine se profilait à l'horizon une ville aux chromatismes resplendissants, dans le style de Dürer, dressant parmi la végétation ses tours pointues, ses murailles crénelées et ses églises baignées d'une chaude lumière crépusculaire.

….Vous savez sans doute combien les dieux étaient enclins à l'inceste : ils ignoraient les lois de la génétique et les tabous, et forniquaient furieusement avec leurs filles, engendrant une descendance tarée. Zeus essaya par tous les moyens de coucher avec Aphrodite, mais ses tentatives de séduction et ses enchantements ne produisirent pas l'effet désiré : Aphrodite ne cédait pas aux instances paternelles et Zeus, pour l'humilier, la rendit amoureuse d'un mortel.
….Zeus Choisit comme instrument de sa vengeance, le bel Anchise, roi des Dardaniens, qui était alors, avant que la guerre de Troie n'eût fait de lui un vieillard affligé, un jeune homme sans expérience. Une nuit, alors qu'Anchise dormait dans sa cahute de pasteur sur le mont Ida, Aphrodite, ayant revêtu l'apparence d'une princesse phrygienne, descendit sur terre et se donna à lui sur un lit de peaux d'ours et de lions. Quand ils se séparèrent, au matin, Aphrodite lui révéla qui elle était et lui fit promettre de tenir leur rencontre secrète. Anchise éprouva une terreur sacrée en apprenant qu'il avait profané la vertu d'une déesse, délit qui était puni de mort, et il implora le pardon d'Aphrodite. Celle-ci lui assura qu'il n'aurait rien à craindre aussi longtemps qu'il ne trahirait pas son serment; elle lui prédit que son fils connaîtrait la gloire et serait chanté par les poètes. Anchise, pour se vanter, ne tarda guère à se montrer parjure : quelques jours plus tard, tandis qu'il s'enivrait avec quelques amis au cours d'un festin, il eut la langue trop longue. La jeune femme qui leur servait le vin avait des formes pleines et aurait été pucelle si Anchise n'avait exercé sur elle son droit de cuissage ; tout pieux qu'il fût, il n'était pas homme à renoncer à ses privilèges. L'un de ses commensaux demanda : "Cette petite ne vous paraît elle pas plus appétissante qu'Aphrodite en personne?" ce à quoi Anchise répondit imprudemment: "La question me semble absurde et plus encore sacrilège; ayant couché avec les deux, je peux vous dire que la fille de Zeus l'emporte largement."
…. Bien entendu, Zeus fut outré par cette vantardise, poursuivis-je. S'il s'était jusqu'alors montré tolérant, après avoir obtenu ce qu'il voulait: humilier sa fille en la jetant dans les bras d'un mortel, le petit ton faraud d'Anchise déchaîna sa colère. Zeus lança ses foudres sur le roi des Dardaniens, pour le réduire en cendres, mais il visa mal et ne le toucha qu'aux jambes….. le choc causé par la foudre laissa Anchise privé de ses forces, au point qu'il ne pouvait plus tenir debout sans le soutien d'un bâton. Aphrodite mit au monde l'enfant conçu avec le parjure, elle l'appela Énée et remplit scrupuleusement ses devoirs de mère nourricière, mais elle ne voulut jamais revoir Anchise. Le roi des Dardaniens eut beau gémir et souffrir, la supplier de lui faire grâce, Aphrodite ne lui accorda que son désamour. Il n'éveillait plus en elle la moindre passion, elle lui marquait plutôt une certaine aversion ; une aversion timide, puisque les dieux ne peuvent s'offrir le luxe de se montrer trop limpides dans leurs effusions. »

…. La femme nue serait donc Aphrodite donnant le sein à Énée ; elle marque en effet une certaine indifférence à l'homme qui l'observe, ne le regarde même pas, ce qui cadre avec son "aversion timide". ….- Le pèlerin qui la contemple avec tristesse serait Anchise, bien sûr, et le bâton ou le bourdon le symbole de son châtiment. Dans le ciel, Zeus déchaîne sa colèrc.

…..Cette interprétation n'est en rien satisfaisante, commença-t-il. Tout d'abord, elle attente à la logique narrative, je veux parler de l'enchaînement naturel des événements. Comment admettre qu'Anchise s'appuie sur un bâton alors que les foudres du châtiment ne l'ont pas encore touché ? L'éclair est suspendu dans les nues.

….- Je me demande ce que vous faites de la synthèse iconographique,…. On a déjà vu, de ces tableaux qui représentent, par exemple, Eve tendant la main pour cueillir sur l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal le fruit défendu; elle n'a pas encore commis son péché, et elle tâche pourtant, de son autre main, de cacher sa nudité : voilà réunies en une seule expression la tentation, la chute et la première conséquence de cette chute : la honte d'être nu. Je pourrais invoquer bien d'autres exemples, puisqu'il était courant, surtout à la Renaissance, que les peintres combinent dans une composition deux scènes complémentaires, et parfois plus, pour satisfaire aux exigences de la clientèle. »

…. Je continue de penser que La Tempête ne repose pas sur un thème concret, mais sur l'intuition et le sentiment : la fascination qu'elle exerce vient de ce qu'elle défie la logique, de l'isolement étrange des figures, de l'orage larvé qui ne parvient pas à se déchaîner. » Son énumération divagatrice était pareille aux feintes du boxeur sur la défensive qui parcourt le ring en refusant le contact. « Maintenant, si vous tenez tant que ça à en faire une oeuvre cryptique, il faudrait encore que vous puissiez en combiner tous les éléments en un ensemble cohérent. Commençons par les colonnes brisées, qui ont tout de même leur importance dans le tableau, et dont vous n'avez même pas parlé.

….Allons, n'insistez pas. Les colonnes brisées représentent les amours ruinées d'Anchise et d'Aphrodite.

…. Elles pourraient aussi annoncer la chute de Troie….. Ce qui confirmerait la présence d'une synthèse iconographique, et il n'y aurait pas deux mais trois scènes complémentaires combinées en un seul tableau.

…Anchise, Aphrodite, Énée et la colère de Zeus, l'annonce de la guerre de Troie. était une explication intellectuelle satisfaisante,. Et les explications intellectuelles satisfaisantes ne manquent pas, ne t'imagine pas être le premier qui en trouve une: l'éclair pourrait représenter la colère de Dieu chassant Adam et Ève du jardin d'Éden; Caïn tète le sein d'Ève, qui a enfanté dans la douleur, frappée par l'anathème de la Genèse ; le pèlerin pourrait être Adam, avec son bâton qui symboliserait le déclin et la vieillesse qui le menacent, maintenant qu'il a goûté au fruit défendu. Les deux colonnes brisées seraient deux cippes de monument funéraire clamant: "Tu es poussière et tu retourneras à la poussière."

…. Mais une oeuvre d'art qui ne saurait s'apprécier sans de telles constructions intellectuelles ne serait pas vraiment intéressant; un tableau qui ne peut être loué sans explications n'est pas un bon tableau; ce peut être une oeuvre de virtuose, une énigme chiffrée, mais pas un bon tableau; parce qu'une fois que nous l'aurons déchiffré et traduit, il ne nous touchera plus. Il n'y a pas d'art véritable sans émotion, et La Tempête, par bonheur, nous émeut d'elle-même, sans clefs et sans secrets. Le tableau n'est pas un parangon de virtuosité technique, mais il nous touche.

…La vigueur d'une émotion peut suppléer aux imperfections d'une oeuvre, la transfigurer, la laver de toute faute. Regarde le Tintoret : il se consacrait à son oeuvre avec une foi si exaltée qu'elle nous bouleverse ; peut-être, pour notre sensibilité moderne, semble-t-il un peu lourdaud, ou, comme tu l'as dit, trop emballé, trop caractériel, un peu frustre et même rustre, mais cette absence de calcul l'a rendu plus inventif que la plupart de ses contemporains.

…..Etre très calé en histoire de l'art ne suffit pas. S'y connaître en art est à la portée du premier venu -, un peu de patience, d'application et un rien de sens critique y suffisent ; comprendre l'art, c'est tout autre chose,… seuls quelques élus en sont capables. Les érudits considèrent l'oeuvre d'art comme un objet inerte qu'il faut étudier, analyser et évaluer, mais la peinture, la peinture digne de ce nom, n'admet pas cette approche de taxidermiste ; c'est un être vivant, devant lequel on ne peut se conduire en simple critique, et qui a besoin de compréhension. Or, comprendre, c'est accepter sans réserve, en ne se fiant presque qu'à son intuition, avec la plus arrêtée des résolutions et la conviction la plus ferme. Comprendre est un acte de foi, voilà pourquoi l'approche de l'art est apparentée à la ferveur religieuse…. "


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Bravo ! Sensationnel ce Juan Manuel de Prada ! Non seulement, par ces extraits distillés dans son magnifique roman, il aborde par toutes les faces l'indéchiffrable et fascinant tableau du mystérieux Giorgione, mais encore, il renvoie à la niche la meute des critiques d'art; ces cuistres au "jargon prétentieux qui, pour parler de la peinture, l'enterre sous des tonnes de verbiage et rend inaccessible la capacité d'en jouir ".
Et j'en ai rencontré de toutes les races dans mes recherches sur la "tempête", de ces spécialistes historiens de l'art plus prompts à étaler un égocentrisme vaniteux du "voyez comme je suis érudit et appréciez mon style raffiné et mon vocabulaire précieux !"
Au chenil ! Ces histrions de l'art qui nous rebutent avec des développements comme "Giorgione semble assigner aux couleurs des effets et des fins comparables à ceux des sons musicaux : créer des résonances harmoniques capables de ravir l’âme du spectateur. La tradition coloriste vénitienne, qui n’était encore, avec Bellini, qu’un délicieux et limpide murmure chromatique, prend une ampleur symphonique avec Giorgione. Cette amplification lyrique investit prioritairement le paysage, où elle induit la dissolution du maillage perspectif au bénéfice d’un espace ouvert, et où l’artiste module les accords véritablement paradisiaques qui sont une de ses marques. … La Tempête rend compte du débordement, par la couleur, de toutes significations. La couleur y conjugue ses registres paradisiaques et infernaux, creuse d’insondables profondeurs, réinvente le monde en ses polarités (homme-femme, terre-ciel, eau-feu, ville-campagne, passé-présent, durée-instant…) qu’elle met en vibration et saisit dans leur magnétisme. L’œuvre à la fois pose une énigme à jamais irrésolue (de quoi parle-t-elle ?), et donne une mesure comble, un comble de peinture qui absorbe comme une éponge toutes interprétations et en accroît son rayonnement", critique lue dans une revue récente...


Heureusement, tous les critiques d'art ne sont pas des boursouflures flatulentes, ainsi, Rose Marie et Rainer Hagen du magazine ART (Hambourg) sont d'accortes guides pour affronter la Tempête , si on ne veut pas se farcir l'énigme policière et la visite des canaux de Venise où nous entraîne, à travers orgies déliquescentes, débauches décadentes, amour éploré et assassinat, notre ami Juan Manuel de Prada.

En matière d'Histoire de l'Art, il faut faire litière des prétentions des spécialistes comme Erwin Panofsky ou Ernst Hans Gombrich qui tiennent qu'il n'y a, pour une oeuvre d'art, qu'une seule interprétation possible, et que pour la connaître il faut faire œuvre d'érudition et se plonger avec le maximum de précision dans la weltanschauung de l'époque, ce qui revient à réserver le patrimoine artistique à une poignée d'iconologues confits de suffisance.

Avec le regretté Daniel Arasse, il me semble que tout interprétation d'une œuvre d'art doit aussi faire appel à la Traumdeutung telle que Freud l'a définit et où les processus de « condensation » (le même signifiant ou image est porteur de plusieurs significations simultanées allant des grands archétypes aux détails et affects de la vie la plus intime du rêveur = de l’artiste) et de déplacement (ce n’est pas l’évidence de ce qui est donné à voir, éclairé, mais plutôt tel ou tel détail qui fait l’essentiel du message) ouvrent des perspectives originales de compréhension à l'amateur d'art.


Freud dans « Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci » relie théorie, clinique et psychanalyse appliquée à l'art et tente de considérer le processus de la création sur le modèle de la constitution des névroses et soutient que les œuvres des artistes constituent des productions de l'inconscient qui permettent une investigation analytique et qu’il est légitime de rechercher dans toute œuvre d’art, « une image devinette inconsciente ».


Cette « image devinette » est très proche de ce que Rolland Barthes appelle le « punctum », ce point qui nous poigne et nous fascine d’où l’œuvre interpelle le spectateur. Par ailleurs il précise : « Il me semble distinguer trois niveaux de sens. Un niveau informatif, ce niveau est celui de la communication. Un niveau symbolique, et ce second niveau dans son ensemble, est celui de la signification. Est-ce tout ? Non. Je lis, je reçois évident, erratique et têtu, un troisième sens, ... je n’arrive pas à le nommer.... ce troisième niveau est celui de la signifiance. Le sens symbolique s’impose à moi par une double détermination: il est intentionnel (c’est ce qu’a voulu dire l’auteur) et il est prélevé dans une sorte de lexique général, commun, des symboles: c’est un sens qui va au devant de moi. Quant à l’autre sens, le troisième, c'est celui qui vient en trop, comme un supplément que mon intellect ne parvient pas bien à absorber, …. ». C'est ce troisième sens, cette image devinette qui envahit tout le tableau de Giorgione et en fait une fascinante énigme cause de la sensation "d'inquiétante étrangeté", das Unheimliche de Freud, habituellement source de malaise ou d'angoisse ainsi que le ressent le moi qui a perdu ses repères habituels, mais, chez Giorgione source de plaisir, sinon esthétique, du moins de curiosité fiévreuse comme dans l'attente de découvrir ce qui se cache derrière l'emballage du paquet cadeau…

Je rajoute quelques éléments bibliographiques à ce que de Prada nous a déjà appris.

Autoportrait

 
Quelques décennies après la mort du peintre en 1510, l’historien d’art Giorgio Vasari se rend à Venise et rédige la première biographie de Giorgione. Les informations qu’il transcrit ont déjà une coloration légendaire.. « Il fut élevé à Venise et se délecta sans cesse des plaisirs de l’amour. » (Plaisirs qui le tueront : c’est auprès de sa maîtresse qu’il aurait contracté la peste, qui l’emporta effectivement, à l’âge de trente-trois ans). "Il aimait jouer du luth ; il le faisait si bien et chantait si divinement que les personnes de qualité faisaient souvent appel à lui pour des concerts et des fêtes…" Vasari rappelle brièvement sa formation dans l’atelier de Giovanni Bellini, sa rencontre avec l’œuvre de Léonard de Vinci, présent à Venise en 1500 : " Giorgione avait vu certaines œuvres de Léonard, très estompées et terriblement sombres. Ce style lui plut tant que, toute sa vie, il s’y conforma et l’employa largement dans la peinture à l’huile… il fit des choses si vives et d’autres si délicates, si fondues et si nuancées dans les ombres que les meilleurs peintres contemporains le reconnurent comme le plus doué de sa génération"


Giorgione, quoique d'origine modeste, était admis dans les cercles érudits et fermés, familiers de la culture latine ou grecque et qui, outre l'amour de la musique, de l'art, de la nature, prônaient le retour à la vie bucolique et la célébration des plaisirs champêtres ; ces cercles d'amateurs d'arts éclairés, se faisaient un plaisir de rendre abscons les thèmes picturaux pour les non initiés, et s'enorgueillissaient d'avoir accès à un savoir de spécialistes, de faire partie d'une élite ; à l'art officiel commandé à des peintres et qui devait être accessible à tous, faisait face un art privé réservé à des lettrés se posant en intelligentsia.

C’est donc, très probablement à dessein, que notre talentueux Giorgione, a peint sa tempête en y mêlant un sens caché, ou plutôt, en l’ouvrant à toutes les interprétations puisque n'y figure aucun symbole ou signe distinctif ou iconographique habituel qui permettrait de reconnaître la scène ou l'allégorie : le jeune homme est habillé en gentilhomme de l'époque avec un bâton de pèlerin ou de berger, la jeune femme assise sur un drap blanc est simplement dévêtue,


et je note qu'elle donne le sein à l'enfant, assis à côté d'elle et non pas sur son giron, ce qui accréditerait l'idée qu'il s'agirait plus d'une nourrice que d'une mère, ses jambes à la fois repliées et écartées, son buste en avant montrent une position qui si elle est naturelle, n'a rien de particulièrement élégant ou gracieux.


Trois directions pour guider notre recherche d’interprétation, au gré de « libres associations érudites» se proposent à notre sagacité :

- L’éclair / Zeus / les scènes de la Mythologie,


- La femme avec le nourrisson / les scènes de la bible,


- La nature et sa soupe néoplatonicienne cherchant à amalgamer dieux de l’olympe et vie des saints.


1) Les scènes mythologiques, outre la thèse défendue par Juan Manuel de Prada : Aphrodite donnant le sein à Enée sous le regard rêveur d'Anchise, colère de Zeus au loin donnant l'éclair annonçant la guerre de Troie ont été aussi évoqués le destin Egyptien de Io dont voici la légende :

Dans la mythologie grecque, Io est la fille du dieu fleuve Inachos. Elle a une sœur, Mycénée.

Prêtresse au temple d'Héra à Argos,Zeus la remarqua un jour et elle devint rapidement une des ses nombreuses maîtresses. Zeus lui donnait de fréquents rendez-vous en se changeant en nuage.


Zeus et Io, peint par Le Corrège

Leur relation continua jusqu'à ce que Héra, l'épouse de Zeus, les ait presque surpris. Zeus parvint à échapper à cette situation en transformant Io en une belle génisse blanche. Cependant, Héra ne fut pas dupe et exigea de Zeus qu'il lui donne la génisse comme présent.

Une fois que Io fut donnée à Héra, Zeus continua tout de même à la rencontrer en cachette, de temps en temps, en se changeant en taureau. Alors Héra la confia à la garde d'Argos(Argos Panoptes, « celui qui voit tout ») pour qu'il la maintienne à l'écart de Zeus. Argos était un Géant doté de cent yeux, dont cinquante dormaient à tour de rôle pendant que les autres veillaient. Zeus demanda alors à son fils Hermes de tuer Argos.
Hermès alla trouver Argos et parvint à l'endormir en lui racontant une histoire très longue accompagnée du son de sa harpe. Quand Argos finit par s'endormir, Hermès lui coupa la tête. Pour honorer sa mémoire, Héra récupéra ses yeux et s'en servit pour garnir la queue de son animal favori, un paon. Et pour se venger, elle envoya sur Io un taon chargé de la piquer sans cesse. Celle-ci, affolée et rendue furieuse, s'enfuit et parcourut de nombreux pays. Dans sa fuite, elle rencontra Prométhée enchaîné sur le mont Caucase, qui lui révéla qu'un jour elle retrouverait sa forme humaine et deviendrait l'ancêtre d'un grand héros (Héraclès) auquel lui-même devrait plus tard sa propre libération.
Elle laissa aussi son nom à la mer Ionienne et au détroit du Bosphore (le gué de la vache), et finit par atteindre l'Egypte où Zeus lui rendit sa forme première de belle jeune femme, et enfanta Epaphos dont le nom peut se traduire par "toucher" et futur fondateur de la race des Danaïdes. Après avoir récupéré son fils qui avait été enlevé par les Curètes sur l'ordre d'Héra et relaché par Zeus, elle s'installa définitivement en Egypte où on l'identifia alors à la déesse Isis. Après sa mort, elle fut transformée en constellation. Ce fut elle qui propagea dans sa nouvelle patrie le culte de Demeter, qu'elle appelait Isis, aussi, en Égypte, Io est-elle identifiée à Isis ou à Hathor et Épaphos à Apis.

Ce serait donc Io allaitant Epaphos sous le regard rêveur d'un gardien (Hermès?) qu'aurait représenté Giorgione, Zeus roulant des mécaniques au loin, en brandissant des éclairs.

Une autre hypothèse voudrait que l'enfant puisse être Dionysos, fils de Zeus et d'une nymphe qui dut
dissimuler le nouveau-né à Héra, l'épouse jalouse et colérique du roi des dieux ainsi que le rapporte le Mythe suivant : excitée par la jalousie d'Héra, Sémélé, fille du roi de Thèbes, veut contempler son amant Zeus dans toute sa majesté (c'est à dire en pleine érection, muni de sa foudre et éclairs...). Lié par un serment, Zeus ne peut s'y soustraire, et Sémélé, simple mortelle, décède foudroyée. Zeus tire alors son fils du ventre de sa mère et, s'entaillant la cuisse, y coud l'enfant pour mener sa gestation à terme.
C'est l'origine de l'expression « être né de la cuisse de Jupiter ».
Pour le soustraire à la vengeance d'Héra, il est confié à sa tante Ino (sœur de Sémélé) et à son époux, Athamas. Mais Héra les rend fous et ils tuent leurs enfants. Ino se jette à la mer avec le cadavre d'un de ses fils : ils sont transformés en divinités marines, Leucothée et Palémon. Dionysos est ensuite confié aux nymphes, sous la direction de Silène, sur le mont Nysa (ou Nyséion), en Thrace ;
c'est cet épisode que Giorgione aurait saisi dans son tableau : Dionysos, la nymphe, Siléne.

Une quatrième hypothèse tirée de la mythologie fait référence à Pâris :

Pâris était le fils cadet de Priam, roi de Troie, et d' Hécube. Avant sa naissance, sa mère rêva qu'elle enfantait un brandon enflammé qui incendiait toute la ville, rêve prémonitoire de la ruine de Troie. Redoutant ce mauvais présage, Hécube abandonna Pâris sur le mont Ida, où il fut recueilli par le berger Agélaos et. son épouse qui l'élevèrent Mais ce n'est pas cette scène qui est représentée mais, une scène ultérieure. Pâris devient pâtre comme son père nourricier et tomba amoureux d'une nymphe du fleuve qui eut un enfant de lui. Fille du Dieu-fleuve Oenone, était une Nymphe de rivière du mont Ida, près de Troie, en Phrygie. Comme toutes les nymphes elle était fort belle mais de plus elle avait des dons appréciables : Rhéa lui avait conféré le don de prophétie et Apollon qui l'avait courtisée sans succès, lui avait appris l'art de soigner avec des herbes médicinales.

Pâris et Oenone d'après Agostino Caracci

Alexandre (Pâris) était devenu un beau jeune homme; il gardait le troupeau de moutons de son père adoptif, et le défendait contre les voleurs et les bêtes sauvages et c'est à cette époque qu'il fut surnommé "Alexandre" (protecteur des hommes).Lorsqu'il vit la jolie nymphe il en tomba follement amoureux.
N'écoutant que la folle ardeur de sa jeunesse il enleva Oenone à son père l’emmena sur l’Ida où se trouvaient ses étables, et la prit pour épouse. Il se montrait très affectueux à son égard, et lui jurait que jamais il ne la laisserait, et qu’il l’honorerait toujours plus.
Alors elle lui expliquait que même s'il l'aimait très fort actuellement, viendrait le jour où il l'abandonnerait pour s'enfuir avec une étrangère qui serait la cause d'une effroyable guerre pendant laquelle il serait gravement blessé, que personne d’autre à part elle-même ne serait capable de le guérir.
Mais il ne l'écoutait pas et préférait lui clore la bouche d'un baiser. Le temps passa.
Ayant réussi à découvrir son origine, le héros retourna à la cour de Priam, se fit reconnaître au cours de jeux funèbres par son frère Déiphobos et par sa soeur Cassandre, la prophétesse, et fut accueilli aussitôt avec joie par son père, qui le croyait mort.
Puis vint l'épisode de la pomme : lorsque Pélée et Thétis célèbrent leurs noces, tous les Dieux furent invités à l'exception d'Éris, la Discorde. Furieuse de cette omission volontaire, le déesse jeta une pomme d'or parmi les convives avec cette inscription : "A la plus belle". Aussitôt, Aphrodite, Athéna et Héra revendiquèrent cette prodigieuse épithète. Pour les départager, Zeus en appela au jugement de Pâris. Les trois déesses se présentèrent devant lui, dans leur nudité. Héra lui promit la souveraineté sur l'Asie, Athéna la gloire des guerriers, et Aphrodite la plus belle des femmes. C'est à cette dernière que Pâris offrit la pomme. Afin d'exaucer sa prophétie, la déesse le protégea et lui permit d'enlever la belle Hélène.

La déesse / Théodore de Banville

Quand les trois déités à la charmante voix
Aux pieds du blond Pâris mirent leur jalousie,
Pallas dit à l’enfant : Si ton cœur m’a choisie,
Je te réserverai de terribles exploits.

Junon leva la tête, et lui dit : Sous tes lois
Je mettrai, si tu veux, les trônes de l’Asie,
Et tu dérouleras ta riche fantaisie
Sur les fronts inclinés des peuples et des rois.

Mais celle devant qui pâlissent les étoiles
Inexorablement détacha ses longs voiles
Et montra les splendeurs sereines de son corps.

Et toi lèvre éloquente, ô raison précieuse,
Ô Beauté, vision faite de purs accords,
Tu le persuadas, grande silencieuse !

Rubens le jugement de Paris

Paris fit alors ses adieux à Oenone et peut-être est-ce cette scène que voulait représenter Giorgione.

La suite est bien connue, l'enlèvement d'Hélène, épouse de Ménélas, roi de Sparte fut à l'origine de la guerre de Troie. Et, jalouses de n'avoir point été choisies, Athéna et Héra témoignèrent au cours de cette guerre d'une haine farouche à l'égard du Troyen Pâris et protégeaient les Grecs. Pâris échappa de peu aux coups de Ménélas, qui l'avait provoqué en un combat singulier. Aphrodite le cacha dans une nuée. Il tua de nombreux guerriers et surtout il perça mortellement Achille au talon. Puis Pâris fut blessé, exactement comme l'avait prévu Oenone, par une flèche d'Heraclès que lui décocha Philoctète. Il fut amené devant Podalirios qui se déclara incapable de soigner la blessure empoisonnée.
Alors il se souvint des paroles de sa première épouse: "tu seras blessé et je serai la seule à pouvoir te guérir."
Selon les auteurs il alla la voir sur le Mont Ida ou lui dépêcha un messager pour lui demander d'oublier le passé car il se considérait lui-même comme la victime des dieux et de le soigner. ; mais la Nymphe refusa et lui fit répondre qu'il n'avait qu'à s'adresser à Hélène…..
Puis, prise de remords tardifs, elle partit pour Troie avec tous ses remèdes mais arriva trop tard pour le sauver. De désespoir elle se suicida.

Le fait est que de nombreux détails appuient cette interprétation. La rivière où vit la naïade, l'éclair qui annonce la chute de Troie. Pâris et Oenone se sont éloignés l'un de l'autre, ne se regardent pas, boudent, c'est la séparation après une scène de ménage….

Je propose une cinquième hypothèse mythologique : les amours de Zeus et Danaé :

Acrisios, Roi d'Argos, n'avait qu'une fille, Danaé. Elle était la plus belle des femmes de ce pays mais ceci ne suffisait pas à consoler le Roi de n'avoir pas de fils. Il se rendit à Delphes pour demander au dieu s'il lui restait quelque espoir d'être un jour père d'un enfant mâle. La prêtresse répondit par la négative et ajouta que Danaé, sa fille mettrait au monde un fils qui plus tard le tuerait. Elle dit aussi que le seul moyen pour le Roi d'échapper à ce sort fatal était de mettre Danaé à mort - et de s'en charger lui-même, pour plus de sûreté. - Mais Acrisios s'y refusa. Comme les événements le prouvèrent par la suite, si sa tendresse paternelle était assez tiède, il n'en allait pas de même de la crainte que lui inspiraient les dieux; or ceux-ci châtiaient sévèrement ceux qui répandent le sang de leurs proches. Acrisios n'osa pas tuer sa fille, mais il fit construire une tour d'airain dont le toit s'ouvrait sur le ciel afin que l'air et la lumière puissent y pénétrer, et il l'y enferma.

En effet, comme elle vivait là depuis d'interminables jours sans rien à faire, sans rien voir sinon les nuages qui passaient au-dessus d'elle, un événement mystérieux se produisit : tombant du ciel, une averse d'or remplit sa chambre. On ne nous dit pas comment il lui fut révélé que c'était bien Zeus qui venait à elle sous cette forme, mais pas un instant elle ne douta que l'enfant qu'elle porta ensuite était bien le fils du dieu.

Danaé par Titien

Pendant quelque temps elle cacha sa naissance au Roi son père, mais dans les limites étroites de cette tour d'airain, le secret devenait de plus en plus difficile à garder, et un beau jour, le petit garçon - il s'appelait Persée - fut aperçu par son grand-père. «Ton enfant»! s'écria Acrisios, au comble de la fureur. «Qui est son père»? Mais quand Danaé répondit fièrement : «Zeus», il ne voulut pas la croire. Pour lui, une seule chose était certaine : la vie de cet enfant mettait la sienne en péril.

Mais la même raison qui l'avait empêché de tuer sa propre fille valait aussi pour son petit-fils; Zeus et les Furies le poursuivraient sans pitié pour de tels meurtres et il en était épouvanté. Cependant, s'il ne pouvait les mettre à mort sur-le-champ, il trouverait bien un moyen à peu près sûr d'amener leur fin. Il fit faire un grand coffre de bois et les y plaça tous les deux; puis le coffre fut emmené au large, sur un bateau, et enfin jeté à la mer.
Danaé et son petit garçon voguèrent donc à la dérive dans cet étrange esquif. La lumière du jour pâlit, disparut, et ils restèrent seuls sur la mer. Tout au long de la nuit, dans le coffre ballotté par les vagues, Danaé écouta le bruit des eaux qui à tout moment semblaient devoir les submerger. L'aube vint enfin, mais sans lui apporter de réconfort car elle ne pouvait la voir, pas plus qu'elle ne pouvait savoir qu'autour d'elles des îles, beaucoup d'îles s'élevaient. Tout à coup, elle crut sentir que les flots la soulevaient, la portaient en avant, puis se retiraient, la laissant sur un sol immobile et ferme, mais ils restaient toujours enfermés dans le coffre et sans aucun moyen d'en sortir.
Le sort voulut - ou peut-être Zeus, qui jusqu'ici n'avait pas fait grand-chose pour l'objet de son amour et son enfant - qu'ils fussent découverts par un brave homme, un pêcheur nommé Dictys, frère de Polydectes, roi régnant sur l'ile de Sérifos dans l'archipel des Cyclades Il aperçut le coffre, le brisa pour l'ouvrir, et y trouva l'infortunée cargaison, toujours en vie. Il emmena la mère et l'enfant chez lui, adopta les naufragés et ne les laissa manquer de rien. Ils vécurent tous ensemble pendant des années et Danaé ne demandait rien de plus que de voir son fils partager l'humble et paisible métier du bon pêcheur.
C'est donc Danaé, Persée et Dictys qui seraient les personnages de la tempête de Giorgione : en faveur de cette thèse je retiens l'ouverture des cuisses de la femme allaitante qui rappelle la très freudienne "scène primitive", si souvent représentée par les peintres, qu'est la fécondation de Danaé par une pluie d'or.


Comme rappel de cette scène, je retiens également la présence d'une tour sur laquelle semble se déverser la pluie d'or que constitue l'éclairage des feuilles d'arbres par l'éclair jupitérien.
De plus, le caractère bucolique de la scène où les protagonistes semblent jouir paisiblement de la vie champêtre, (prenant le temps de rêvasser sans en aucune façon s'inquiéter de l'orage et des éclairs de Zeus, puisque se sachant les protégés de ce dernier) est parfaitement conforme au récit de l'enfance de Persée.

2) Voyons à présent quelles interprétations peuvent être tirées de la confrontation avec les récits bibliques.

Lucas Cranach : Adam et Eve chassés du paradis.

L'une des hypothèses les plus vraisemblables est qu'il s'agirait d'une version volontairement déguisée de l'expulsion d'Adam et Ève du paradis : l'éclair viendrait rappeler l'épée de feu brandie par l'ange boutant Adam et Eve hors du paradis : mais à présent, ceux-ci n'en ont cure, (extrait de Manuel Juan de Prada : Caïn tète le sein d'Ève, qui a enfanté dans la douleur, frappée par l'anathème de la Genèse ; le pèlerin pourrait être Adam, avec son bâton qui symboliserait le déclin et la vieillesse qui le menacent, maintenant qu'il a goûté au fruit défendu. Les deux colonnes brisées seraient deux cippes de monument funéraire clamant: "Tu es poussière et tu retourneras à la poussière").

Le gentilhomme Adam, boudeur désenchanté, se tient à l'écart d'Eve, il lui en veut encore un peu de l'avoir entraîné dans cette galère;
Eve toujours rebelle et dénudée - la pudeur n'est pas encore sa tasse de thé- se réjouit des joies de la maternité.

Tous deux par leur indifférence apparente à la tempête divine signifient, qu'à présent, étant libres et mortels, maîtres de leurs destins et de leurs choix, ils n'aspirent plus qu'à une chose : qu'on leur fiche la paix et qu'ils puissent profiter sans entraves des joies et plaisirs quotidiens de leur courte existence terrestre !

Nicolas poussin Moîse sauvé des eaux.

On a soutenu que le tableau représentait Moïse sauvé des eaux ; pourquoi pas ? le passage correspondant de l'exode est celui-ci
"Or la fille de Pharaon descendit au Fleuve pour s'y baigner, tandis que ses servantes se promenaient sur la rive du Fleuve. Elle aperçut la corbeille parmi les roseaux et envoya sa servante la prendre.
Elle l'ouvrit et vit l'enfant : c'était un garçon qui pleurait. Touchée de compassion pour lui, elle dit : " C'est un des petits Hébreux. " La sœur de l'enfant dit alors à la fille de Pharaon : " Veux-tu que j'aille te chercher, parmi les femmes des Hébreux, une nourrice qui te nourrira cet enfant ?
Va ! Lui répondit la fille de Pharaon. La jeune fille alla donc chercher la mère de l'enfant.
La fille de Pharaon lui dit : Emmène cet enfant et nourris-le moi, je te donnerai moi-même ton salaire. Alors la femme emporta l'enfant et le nourrit".

Une nourrice allaite un enfant à proximité d'un cour d'eau : c'est un peu court pour identifier Moïse, même si un des premiers tableau de Giorgione était l'épreuve de Moise…


Une autre interprétation serait celle du repos de Joseph et de Marie pendant la fuite en Egypte :
Le thème pictural est des plus fréquents et s'inscrit volontiers dans de somptueux paysages.


Paysage avec la fuite en Egypte - Annibal Carrache

Pour autant, si c'est cela qu'avait voulu représenter Giorgione, il y manque au moins le bout de l'oreille d'un âne ou de l'aile d'un ange, et le fait de représenter Marie dénudée aurait été parfaitement impossible à cette époque ou l'inquisition se déchaînait pour moins que cela. En effet, une femme nue ne pouvait être qu'Eve, Vénus ou une nymphe mais jamais, elle ne devait ressembler à une vraie femme, ou sacrilège à la Vierge ; en tout cas pas sur les oeuvres destinées au grand public, les conventions marquées par l'interdiction de l'Eglise y veillaient ; quand au gentilhomme vénitien, il parait bien jeune pour représenter Joseph.

Dans sa biographie romancée et rêvée "Les mémoires de Giorgione", Claude Chevreuil, , a frôlé mon interprétation pour démystifier "la Tempête"...
Il a cependant retenu une autre hypothèse : la scène représenterait le baptême du Christ! La rivière serait le Jourdain; la vierge Marie (nue !) donne le sein à Jésus; saint Jean-Baptiste avec son bâton de pèlerin attend à l'écart que Jésus ait fini de téter; les remparts de Castelfranco seraient ceux de Jérusalem; la foudre déchirant les nuages, c'est la fin de l'idolâtrie, le début de la vraie religion; les colonnes brisées seraient l'emblème des vies brisées de Jésus et saint Jean-Baptiste…

En définitive l'illustration d'une histoire tirée de la bible pour comprendre la tempête de Giorgione qui travaillait pour des cercles d'amateurs d'art érudits, qui, à usage privé, commandaient de peindre des thèmes plus intimes et plus personnels, différents de l'iconographie biblique des commandes officielles, nous parait une solution trop facile et peu cohérente.

3) La tempête de Giorgione allégorie néoplatonicienne de l’homme nouveau en harmonie avec la nature ?

Au XV° siècle, l’Humanisme naît en Italie, notamment à Florence grâce à la redécouverte des textes antiques qui va imposer une nouvelle vision du monde à la fois chrétienne et antique : c’est le Néo-platonisme.

Pic de la Mirandole peut alors inventer le concept idéal de l’Humanisme : l’homme au centre du monde. Concept qui gagnera les faveurs de l’Europe entière et sera au cœur du débat intellectuel de l’époque.

En particulier à Venise ou les cercles aristocratiques et intellectuels que fréquentait Giorgione discutaient les écrits de Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, et autres doctes exégètes d'Hermès trismégiste, qui, à travers le retour à l'antiquité, et des démonstrations alambiquées, essayaient de réconcilier Platon, Aristote, christianisme, astrologie, sciences occultes, alchimie et kabbale, pour accoucher de l'homme nouveau, maître de son destin à travers un effort prométhéen pour mettre l'homme et ses préoccupations au centre du monde tout en vivant en harmonie avec la nature et le cycle des saisons.
Parmi les ingrédients de cette soupe néoplatonicienne qui bouillonnent dans la tempête je retiens :

L'allégorie de l’homme dans la nature : homme, femme et enfant sont seulement des éléments et non les principaux de cette nature. Elle est ici exaltée dans ses forces primordiales : l’orage, la clarté soudaine de l'éclair, opposés à la tranquillité de la femme qui serre contre elle son enfant, à l‘attitude contemplative de l' homme debout à gauche et le ruisseau et les ruines, allusions à la fuite du temps et à l'effondrement des gloires et des civilisations ; les murailles et les arbres du fond: tout fait partie d'une unité qui suggère la vie dans son évolution perpétuelle.
Toute eau courante sous un pont est allégorie du temps qui passe ( il en va ainsi pour la Joconde), et l'imprégnation poétique du tableau de Giorgione – réconciliation entre présent et passé, entre l'instant et l’éternité - répond aux vers d' Apollinaire :

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passait
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

Allégorie de la fuite du temps, mais aussi du cycle de la nature : après l'orage le beau temps : et il suffit dans notre tableau de considérer que la tempête s'éloigne et que déjà nos tourtereaux s'allègent de leur vêtements (surtout la femme !) et vont jouir du calme après la tempête;
le renouvellement des générations se déduit de la présence du nourrisson; le retour des saisons est indiqué par la cigogne traditionnellement annonciatrice du printemps (à moins que, comme le prétendront mes amis Alsaciens, elle n'ait livré le bébé commandé et n'attende sur le toit le retour du soleil pour s'envoler pour une nouvelle mission..).



La femme qui allaite vaut allégorie de la vertu théologale de charité...

Une autre interprétation voudrait que Giorgione ait voulu représenter une cosmologie de la Nature et de la Création. On retrouve les quatre éléments : l'eau, le feu, le ciel et la terre, (renvoyant à la théorie hippocratique des quatre humeurs le sang, bile jaune, bile noire, flegme, dont le juste équilibre est sensé assurer la santé) mais aussi la Femme et l'Homme, un enfant, la vie et la mort (la colonne coupée brutalement).

La Nature est omniprésente, avec le monde végétal et animal.

A cette veine d'interprétation « humaniste », on peut rapprocher les nombreuses tentatives faites pour reléguer Giorgione au rôle d'illustrateur d'une scène de roman ou de poésie décrite par les littérateurs de l'antiquité, ou ceux en vogue à son époque. D'aucuns ont ainsi traqué dans les écrits de Pétrarque, Dante, Boccace et leurs successeurs, la conjonction d'un homme d'une femme et d'un enfant dans la nature, avec si possible une rivière ou un marigot, un rempart ou une ruine, un échassier sur un toit, le tout par un temps d'orage...
Ont ainsi été évoqués (liste non limitative !), chez les auteurs antiques, le Stace avec la rencontre entre Adraste et Hypsipyle dans la Thébaïde; Virgile avec l'Eneide où la mort de Turnus, roi des Rutules tué par Énée, son rival en amour pour Lavinia, ouvre la voie au saccage et à l'incendie de la ville d'Ardée d'où s'envole un héron; ou, dans un autre passage, Lavinia, après la mort d'Enée, va accoucher dans la forêt de Silvius, futur roi d'Albe.
Parmi les contemporains, le Songe de Poliphyle, publié à Venise en 1499, est assez riche en situations imaginaires et oniriques pour que Giorgione ait pu s'en inspirer.
Il y a là largement matière à des frictions picrocolines entre érudits et savants.

Erwin Panofsky suggérait une autre approche et, remettant en cause les interprétations traditionnelles, le grand iconologue proposait d'y voir la représentation visuelle d'un mythe européen fondateur : le « stille Akt » - en français « nu calme » -, particulièrement présent dans la culture germanique dont on connaît les forts liens qui l'unissaient alors à Venise. Le berger visible dans la partie inférieure gauche du tableau s'identifie avec le spectateur au sens propre et constate lui-même la tension qui soutient la composition, à savoir le contraste violent entre un éclair dans un ciel orageux et une jeune femme nue assise dans l'herbe. D'un côté l'agitation, de l'autre le calme. D'un côté l'immatériel météorologique désincarné, de l'autre l'humanité nourricière en chair et en os. Cette tension se double alors d'une dimension cosmogonique. L'éclair dans la nuit, théophanie platonicienne évidente, représente le sacré, la femme nue, le profane…

La femme nue dans la nature est en effet un des grands apports de Giorgione à l’art :




Le concert champêtre du Louvre ainsi que la sublime Vénus endormie de Dresde tous deux terminés par Titien, font également partie de cette catégorie du "nu calme".
On remarquera que la femme qui allaite dans la tempête a troqué son bébé contre une flûte pour participer au concert.


Ces nus nous rappellent ce que rapportait Vasari : "Giorgione fut élevé à Venise et se délecta sans cesse des plaisirs de l’amour" et il est temps, avant d'envisager ma propre contribution à l'étude de la "Tempête", de parler de Laura.

Parmi la dizaine de tableaux attribués à Giorgione, il en est un qui est incontestablement de sa main, il s'agit d'un portrait de femme et au revers de la toile figure l'inscription "1506, le premier jour de juin, ceci (ce portrait) fut fait de la main de maître Giorgio da Castelfranco". On ignore le nom de celui pour lequel le maître peignit ce portrait, ainsi que l'identité du modèle représenté. Depuis des siècles, on appelle cette dame Laura, à cause du laurier, lauro en italien ancien, qui l'accompagne dans la composition.



Laura se présente le visage de trois quarts dirigé vers la gauche, le regard détourné du spectateur et rivé vers un point indéfinissable : elle porte un manteau rouge bordé et doublé de fourrure, qui retombe lourdement sur ses épaules, comme s'il n'était pas à sa taille, en découvrant en même temps sa nudité, qu'elle semble cependant exposer de son gré, mais discrètement. Un voile, servant de filet à ses cheveux, s'enroule autour de sa poitrine laiteuse, se dissimulant un instant derrière son sein, comme pour mettre davantage en valeur un mamelon rose, voluptueusement dressé contre la fourrure du manteau.
Cette dame, qui ne semble pas idéalisée dans ses traits physiques, et dont la beauté n'est pas exceptionnelle, était selon toute probabilité une courtisane.
À Venise, certaines courtisanes étaient réputées pour leurs compétences littéraires et poétiques. La présence du laurier – l'arbre consacré à Apollon, dont se couronnent les poètes – pourrait donc signifier Laura de deux façons différentes et complémentaires : ou comme source d'inspiration poétique, ou comme poétesse elle-même. En quelque sorte, Giorgione représente Laura comme une Muse, à la fois idéale, mais aussi très terrestre, faite de chair aimable et vêtue d'habits contemporain.


Je ne doute pas que Laura fut pour le jeune Giorgione ce que fut la Fornarina pour Raphaël : une passion absolue et dévastatrice, et fatale pour Giorgione qui continua de fréquenter sa maîtresse alors même qu'il la savait atteinte de la peste.
L'affirmation amoureuse "je ne peux vivre sans toi" prend ici tous son sens et le lai de Marie de France pourrait à Venise s'intituler le lai du laurier et du chèvrefeuille… "ni vous sans moi – ni moi sans vous"…
Que ce soit – une fois n'est pas coutume - justement sur l'envers de "Laura" que Giorgione inscrivit son patronyme suffit à prouver l'importance que Laura avait à ces yeux…

Nous avons, tant par le roman de Manuel Juan de Prada, que par l'exposé des diverses hypothèses
émises jusqu'à présent, réunis suffisamment d'indices pour avancer vers la résolution de l'énigme que distille la contemplation de la Tempête.
Si pour l'interprétation de ce tableau je reprends les mécanismes décrits par Freud dans sa Traumdeutung, je veux bien admettre que toutes les théories exposées (mythologiques, bibliques, néoplatoniciennes, autres) se condensent et se valent simultanément sans s'exclure ainsi que cela est possible dans un rêve, et si à mes yeux, "l'image devinette inconsciente" a envahi tout le tableau, son point d'accroche, (le punctum selon Barthes) étant constitué par l'éclair, la signification générale, par un léger déplacement ou glissement de sens, saute aux yeux….

Avant de dévoiler cette évidence, un mot de "das Unheimliche", l'impression d'étrangeté ; elle est due au fait de voir au premier plan l'homme, la femme et l'enfant, calmes, totalement indifférents au tumulte des cieux ; cela est incompréhensible ; à l'évidence les personnages ne sont pas dans le même espace temporel que l'orage, et on peut pour comprendre cela, évoquer la nuit et le jour dans


l'Empire des Lumières, le tableau de Magritte

Véritable tour de force donc, de Giorgione, pour représenter sur la même toile, l'instant et l'éternité.
Mais de quelle instant et de quelle éternité s'agit-il ?
Vous l'avez bien sûr deviné, mais, pour être bien compris, je continue ma démonstration.

La "Tempête" mesure 82cm sur 73cm et sa datation se situe entre 1505 et 1507. On pense que le commanditaire était Gabriele Vendramin, en tout cas l'oeuvre lui appartenait en 1530 et se trouve sur une liste faisant l'inventaire des objets de son palais cette année-là. Gabriele était issu d'une famille dont un membre était devenu doge peu de temps auparavant et sa maison était célèbre pour être le point de rencontre des virtuoses et artistes de la ville, cercles érudits, que fréquentaient certainement Giorgione et Laura.

"La tempête" était certes destinée à Gabriele Vendramin et son entourage, pour être le sujet de discussion et interprétations savantes, mais le destinataire réel du message, était, bien sur une seule personne : Laura, la maîtresse adorée qui ne devait cependant pas être peinte trop ressemblante afin de masquer son identification; une étude du tableau aux rayons X nous indique que à la place de l'homme, on pouvait voir à l'origine une femme nue assise, les jambes dans l'eau.


La femme qui allaite fut peinte ultérieurement. C'est bien une femme, Laura, qui était dés le départ le sujet du tableau !
De même, le "pèlerin-berger-soldat-gentilhomme vénitien", c'est Giorgione qui veille sur sa Muse.

Le message se décline ainsi (et est conforme à la fonction du rêve, qui est accomplissement d'un désir...) :

L'instant, l'éclair, c'est le coup de foudre qui m'a sidéré la première fois que je t'ai vue, Laura !

La tempête est la passion qui fait chavirer mon cœur chaque fois que je pense à toi, Laura !

Je veux te faire un enfant, Laura ! Je veux vivre seul avec notre enfant et toi, si belle et toujours nue, en Arcadie, Laura !

Je t'aimerai de toute éternité, je te protègerai, nous vivrons heureux ensemble, je t'aime à la folie, Laura !

La tempête de Giorgione, n'est donc pas simplement un hymne au paysage ou à la nature, une énigme savante, ou une fantaisie de peintre, c'est avant tout, un grand amour qui se poursuit dans un rêve, l'instantané du coup de foudre amoureux qui se prolonge en une passion éternelle.

EPILOGUE

Le débat n'est donc pas clôt et chacun est libre par son imagination et ses propres associations d’idées de donner son interprétation de "la Tempête".
Nombre s'y sont essayés et Philippe Sollers (Dictionnaire amoureux de Venise) y voit une porte d'entrée dans le rêve...

Un enfant y verrait un orage, le papa et la maman qui allaite son bébé...

Et peut-être aurait-il raison contre tous les exégètes, surtout si l'on rapproche et note la ressemblance de la maman qui allaite avec la Vecchia, le portrait de vieille femme peint par Giorgione, généralement considéré comme allégorie du temps qui passe et comme portrait de sa propre mère.


La tempête serait alors un portrait de famille dans la campagne de Castelfranco avec Giorgione bébé qui tête sa mère, son papa à l'écart, surveille l'orage qui gronde au loin.

Tant il est vrai, ainsi que l'affirme Marcel Duchamp, que ce sont les regardeurs qui font le tableau.

Certes un peu, ou beaucoup de connaissances en histoire de l'art ou une éducation artistique ne nuisent pas, c'est cependant de façon totalement décomplexé qu'il faut aborder les œuvres d'art et se rendre dans les musées, flaner dans les rues et les campagnes, laisser jouer son imagination, se prendre au jeu de l'interprétation avec son cœur, et prétendre contre les cuistres spécialistes, que souvent, ce qui fascine dans un tableau ou un paysage, c'est le sentiment !

Juan Manuel de Prada dans son roman "la Tempête" l'exprime ainsi : "Ce que vous et tant d'autres, qui avez pourtant étudié le tableau, appelez une énigme n'est que l'expression d'un sentiment. Tourmenté, extravagant, confus, ou, si vous préférez, inexplicable ; mais y a-t-il des sentiments qui admettent une explication ? Détrompez-vous, La Tempête représente un état d'âme, une passion qui entre en communion avec le paysage. Giorgione a été le premier romantique, si ce n'est le seul, parce que ceux qui sont venus après lui n'étaient qu'une bande de crétins".


Des associations d'idées aux associations d'images, il n'y a qu'un pas : la tempête de Giorgione me renvoie au Paysage de tempête avec Pyrame et Thisbé de Nicolas Poussin : C'est l'un des plus grands tableaux de Poussin, qui s’inspire du récit d’Ovide : Thisbé, princesse de Babylone, attendait son amant Pyrame sous un mûrier blanc. Une lionne s’approche, qui venait d’égorger des bœufs, la gueule encore ensanglantée. Thisbé prend peur, s’enfuit, abandonnant son voile blanc à l’animal, qui, furieux, s’en empare et le déchire. Pyrame arrive sur le lieu du rendez‑vous, découvre le voile rougi de sang, s’imagine le pire, pense avoir compris le drame qui s’est déroulé et de désespoir se frappe de son épée. Thisbé revient sur ses pas, découvre son amant en train d’expirer - c’est le moment retenu par Poussin - et se suicide à son tour sous le mûrier dont dorénavant les fruits seront, « sombres, qui conviennent au deuil ».
Ici, pas de soucis d'interprétation, le déchaînement des forces de la nature accompagne le déchirement humain, l'agitation du ciel est en phase avec les tourments des hommes, l’absurde et sanglante méprise et les tours tragiques du destin; d'ailleurs Poussin livre lui-même ce qu'il à voulu illustrer :
« J’ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j’ai pû, l’effet d’un vent impétueux, d’un air rempli d’obscurité, de pluye, d’éclairs et de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu’on y voit, joüent leur personnage selon le tems qu’il fait ; les unes fuyent au travers de la poussière, et suivent le vent qui les emporte ; d’autres au contraire vont contre le vent, et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un côté un berger court, et abandonne son troupeau, voyant un lion, qui, après avoir mis par terre certains bouviers, en attaque d’autres, dont les uns se défendent, et les autres piquent leurs bœufs, et tâchent de se sauver. Dans ce désordre la poussière s’élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné, aboye et se hérisse le poil, sans oser approcher. Sur le devant du tableau l’on voit Pirame mort étendu par terre, et auprès de lui Tisbé qui s’abandonne à la douleur. »

Chez Poussin, toujours, je retrouve dans La Fuite en Egypte, un rappel de l'énigmatique Tempête de Giorgione :


Il me semble en effet, que le pèlerin allongé se reposant, rêveur, sur un monticule au devant de deux colonnes intactes, indifférent à l'action en cours, est le même, ou en tout cas a la même fonction mystérieuse que le pèlerin de Giorgione, mais ceci est une autre histoire, et je laisse à d'autres le soin d'expliquer ce qu'il fait là !


Cette étude peut être téléchargée au format .pdf :

https://drive.google.com/file/d/0B_BfI9rCjVTDa2VNOWk0LXVKa3M/view?usp=sharing

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